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Il est en avance. Évidemment. Son puissant état d’anxiété avant un départ en avion le pousse à attendre trois heures devant le terminal, même s’il n’a rien de spécial à y faire. D’ailleurs, très vite l’ennui le gagne, mais ce sentiment est contrebalancé par le sentiment de sécurité d’être en temps et en heure, au bon endroit. Son départ n’est pas encore affiché à la porte d’embarquement, mais cela doit être normal. C’est trop tôt.
Il s’assied du plus confortablement qu’il puisse dans un des fauteuils destinés aux voyageurs et se replonge dans son livre, un thriller japonais. Il essaie d’oublier le bruit sourd continu autour de lui, les enfants qui, excités de partir, échappent au contrôle de leurs parents, les diverses langues et leurs mystères, tout cela ne fait qu’augmenter son malaise, sa peur, son irritabilité.
À l’aube de son changement de vie, rien n’a le droit de le perturber et rien ne peut se permettre de le mettre en retard.
Mine de rien, deux heures sur les trois passent. Il jette des coups d’œil interrogateurs à l’écran d’affichage, pour vérifier qu’il soit bien à la bonne porte d’embarquement, mais rien n’est encore annoncé. Pour la cinquième fois, il vérifie son billet. Les informations sont les bonnes, bien sûr qu’elles le sont.
Comme il est bientôt l’heure, il enfile ses chaussettes de contention. Il sait par avance qu’un long moment statique dans l’avion lui créera certaines douleurs dans les jambes qu’il préfère éviter. Sans même lever les yeux, il peut deviner que cela lui vaut quelques regards amusés ou légèrement dégoutés, mais il décide de passer outre. Les problèmes veineux, très peu pour lui. Et parce qu’il sera certainement dans sa vie, amené à prendre régulièrement l’avion, il préfère prévenir plutôt que guérir.
Lorsque ses chaussures, des bottines bien chaudes, sont remises en place, il ne reste qu’une demi-heure avant le départ. Autour de lui, seules des personnes qui parlent anglais l’entourent. Il commence à trouver cela très étrange, parce que d’après ses renseignements, sa destination n’est vraiment pas la plus anglophobe qu’il soit sur Terre. Il jette des coups d’œil autour de lui, hésite à demander à un.une autre voyageur.euse des renseignements, mais personne ne le regarde ou n’a l’air enclin à l’aider. Pas un ou une seule agent.e d’escale à l’horizon non plus. Rien ne concernant son vol n’est annoncé dans les haut-parleurs, enfin de ce qu’il arrive à intercepter, car les voix hachurées qui annoncent les vols sont tout juste intelligibles, et participent à l’augmentation de son angoisse, à mesure que l’heure tourne.
À 10 minutes de son départ, aucune information n’est encore affichée sur l’écran devant la porte d’embarquement. Les voyageurs, définitivement tous anglophones, ne semblent nullement perturbés par cette absence de mouvement. Le doute chez lui se transforme en certitude ; il n’est pas au bon endroit. Il ne comprend pas comment, ni pourquoi, mais son vol ne décollera jamais de la porte 14, terminal 2.
Dans son esprit fiévreux, il envisage la possibilité de courir pour vérifier chaque porte, mais combien y en-t-il ? 50, 80 ? Plus ? Ses jambes deviennent lourdes, tandis qu’à l’intérieur de son corps, tout se liquéfie.
Dans sa précipitation, et parce qu’il doit absolument agir, il demande à une femme à côté de lui quelle est la destination de cette porte d’embarquement.
Dans sa précipitation, et parce qu’il doit absolument agir, il demande à une femme à côté de lui quelle est la destination de cette porte d’embarquement.
Toronto, lui répond-elle. Elle semble vaguement comprendre son problème, vaguement désolée pour lui.
May I help you ?, lui demande-t-elle poliment.
Il lui répond nerveusement, dans un anglais plus que médiocre, un peu agressif, non, merci, il cherche son avion, ce n’est pas la bonne porte, il était sûr que c’était la bonne mais ce n’est pas la bonne. Elle lui demande si elle peut vérifier son billet, il le lui tend, en tremblant. Elle l’attrape d’un geste délicat, elle ne s’énerve pas, mais lui, cela le met encore plus en colère. Tout est trop long, il n’aurait pas dû lui demander, il perd du temps, il a déjà vérifié et il est sûr de lui, ce n’est pas sa faute, c’est celle à Paris Charles de Gaulle, la France et ses disfonctionnements mettent ses nerfs à vif, jamais rien ne se passe comme prévu dans ce pays. Il a hâte de partir, mais pour partir, il lui faut attraper cet avion, absolument.
La femme qu’il a abordé l’attrape par l’épaule et pointe son doigt au plafond. Listen. Listen !
Dans sa perte de contrôle totale, il n’a plus prêté attention au crachin déversé par les haut-parleurs. Et voilà que ces derniers annoncent, à une minute trente du départ, un changement pour son avion. Ce dernier partira 12 portes plus loin, et l’embarquement va imminemment se clôturer. Son cœur passe au quadruple de ses facultés lorsqu’il entend même son nom résonner à travers tout l’aéroport. On lui demande de rejoindre prestement la porte numéro 26.
Son corps est une immense décharge. La voyeuse de Toronto lui rend son billet, dans la précipitation il remarque, en se maudissant de prêter attention aux détails dans ces moments-là, que sa main droite est composée de quatre doigts. Elle le pousse en avant pour qu’il sorte de sa torpeur, il attrape son top-bag, son manteau, ses gants et son livre sur son fauteuil, il s’entrave dans le tout mais il court, de toutes les forces qu’il lui reste. Il croise porte 17 un agent d’accueil qui marche à grandes enjambées à contresens de lui, qui l’appelle par son nom, mais il n’a pas le temps de lui dire que c’est lui, de le rattraper, il doit se rendre directement porte 26, la porte 26, où est-elle, pourquoi est-ce si loin, ses jambes sont lourdes, il voudrait tout donner de lui-même dans ce moment-là. Il voudrait voler, claquer des doigts et être déjà dans cet avion, assis confortablement, ou même juste placé au milieu d’un enfant qui pleure et d’un ronfleur, même pour 16 heures, du moment qu’il soit à sa place, au bon endroit et au bon moment.
Et alors qu’il aperçoit au loin, ce numéro 26 tellement désiré, qu’il voit deux hôtes d’accueil lancer des regards inquiets pour tenter de l’apercevoir, lui, Jolan, sent nettement quelque chose qui lâche dans ses jambes, et tout son corps se pétrifie, s’écrase, pour ne devenir pas plus fin qu’une feuille de papier. Il se sent aspiré. Et il disparaît.
3 Commentaires
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Ohwaw 와우
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Aaaaaah le stress , une angoisse bien réelle pour tout le monde finalement, on espère ne jamais être cette personne qui sera appelée au micro..
Jolan est bien trop confiant pour que tout se déroule correctement. Le récit m’a transmis le sentiment d’urgence (la situation décrite est surement un de mes pires cauchemars ?) et je me suis surpris agacé contre l’aéroport !
Hâte de voir quel vol prendra la suite 🙂
Même moi j’ai hâte de savoir. Merci pour ton commentaire !